Une journée exceptionnelle 3
Il faut refermer le livre des souvenirs d'une journée exceptionnelle, non ?
Est-ce soir là, ou le lendemain qu’il y eut la retraite aux flambeaux ? Je nous revois parmi la foule, Louisette, Aline et moi, dans la rue de Strasbourg, suivant ceux qui avaient des lampions. D’où les avait-on sortis, ceux-là ? « Sûrement de chez Peignon », déclara Louisette… C’est là que j’entendis ce nom pour la première fois, ignorant jusqu’alors que Joseph Peignon était un des piliers des Mi-Carêmes nantaises de l’avant-guerre, et loueur de costumes de surcroît, en inaction forcée depuis plusieurs années. Il ferait les beaux jours des soirées nantaises pendant longtemps encore, et, jusqu’en l’an de grâce 2002, vous pouviez encore aller chez Peignon, au 1 rue d’Erlon louer des costumes pour vous déguiser. Mais Joseph Peignon a-t-il fourni les lampions du 8 mai 1945 ? Il y en avait plusieurs centaines, et les bougies n’avaient pas dû être plus faciles à trouver, puisque tout manquait à notre vie quotidienne, et les coupures fréquentes d’électricité en avaient fait des produits de première nécessité.
Les parents étaient peut-être rentrés chez eux après cette folle journée, mais nous avions encore assez d’énergie pour nous égosiller avec le flot des Nantais réjouis. Les réverbères à gaz continuaient de dispenser une lumière avare, cependant la façade de la Société Nantaise d’Electricité arborait les trois lettres gigantesques de son sigle ourlées d’ampoules puissantes. C’était la première retraite aux flambeaux de ma vie, et je jubilais d’avoir pu y assister, voyant désormais mon avenir rempli de fêtes telles que celle que nous venions de vivre. Les maigres feux d’artifice, on devrait encore attendre les années suivantes pour en voir au 14 juillet, plus symboliques que lumineux, mais ils seraient le signe que nous recommencions enfin à vivre.
J’allais avoir treize ans, et cette journée reste pour moi un des sommets de mon existence, un moment particulier que je ne souhaite cependant plus revivre, et que vous avez, vous mes enfants, peu de chances de connaître : car le corollaire est que, pour savourer de tels instants, il faut avoir vécu auparavant de fichus quarts d’heures ! Et croyez moi, pendant cinq ans et neuf mois de guerre, dont quatre ans et deux mois d’Occupation, il y en a des quarts d’heures !
Pardonnez moi si je vous ai ennuyés avec ce récit, mais je voulais que vous sachiez comment une petite fille avait vu à travers ses lunettes la fin d’une guerre mondiale qui avait fait tant de morts.
Les Allemands retranchés dans les poches s’étaient rendus sans coup férir, et la glorieuse armée du Gross Reich qui devait durer mille ans, devint, elle aussi, prisonnière à son tour. Et il faudrait des années pour que les Français sachent qu’en Algérie, ce même 8 mai 1945, des compatriotes avaient été massacrés qui deviendraient les premières victimes de ce qui n’était pas encore le FLN, mais qui commençait le combat pour son indépendance.
Ce jour a été le début de la fin de l’Empire Français tel que nous l’étudiions à l’école avec toutes ses colonies et possessions…