Un si long dimanche
Un si long dimanche
Jeanne n’a pas reçu la lettre qu’elle attend chaque jour depuis de longues semaines… Elle n’en peut plus de se languir et lutte contre les larmes et le mauvais pressentiment qui l’étreint. Sa chienne Caramelle sait bien qu’elle est malheureuse et ne la quitte pas, même si, comme en cet instant, elle devrait gambader dans le parc de la malouinière avec le maître des lieux, armateur, qui est aussi le père de Jeanne. Sa mère, avant la messe, dans la fraîcheur du matin, a cueilli ce bouquet de pivoines qu’elle a posé sur le marbre de la table basse, près des deux petits bronzes que son grand-père capitaine au long cours avait rapportés de Chine au siècle dernier.
Aux dernières nouvelles, Yann son fiancé combattait sur le front des Ardennes, et même si, dans ses lettres, il n’en parlait qu’à mots couverts, Jeanne sentait bien que c’était très dur à vivre pour lui, jeune lieutenant, et pour ses hommes qui n’avaient pas choisi d’être soldats de métier, mais qui, courageusement étaient partis défendre la mère-patrie contre l’envahisseur allemand, qu’on avait au début appelé « Alboche » par dérision, vite raccourci en « Boche » par la suite…
Le grésillement du téléphone a retenti faiblement, mais Jeanne l’a clairement entendu. Lorsque ses parents sont dans la maison, elle ne se permet pas de décrocher l’appareil tout nouvellement installé… Sa famille est grande et les coups de fil sont fréquents. La conversation a duré un temps qui semble inhabituel à Jeanne, mais elle ne se sent pas la force de se lever pour aller saluer le correspondant, sans doute l’un ou l’autre de ses oncles. Elle joue machinalement avec sa « promesse », la bague que Yann lui a offerte le jour des fiançailles avant de partir au front.
Des pas précipités, un appel rauque de Maman qui appelle son père depuis la terrasse, des chuchotements… puis la porte du salon s’ouvre avec fracas et Jeanne voit surgir ses parents bouleversés…
- Ma pauvre petite ! Quel malheur est arrivé !
Ils l’entourent, la pressent contre eux, l’étreignent…
Jeanne a compris, Yann, son Yann a été tué face à l’ennemi et elle est submergée par un océan de chagrin.
La vérité est pire, mais Jeanne n’est pas en état de l’entendre. Ses parents savaient depuis plusieurs semaines que Yann était aux Chemin des Dames et qu’il était l'un des mutins qui avaient refusé de monter en ligne pour épargner la vie de ses hommes.
Des chefs incompétents avaient envoyé au casse-pipe tant de soldats que ceux qui étaient revenus vivants de l’enfer avaient refusé d’y retourner.
Yann et quelques autres étaient passés devant un prétendu Tribunal de Guerre qui les avait condamnés sans les entendre…
Et Yann avait été fusillé…
Pour l’exemple.
Il y a juste cent ans.