Ca vous a plu ?
capitale mondiale du trekking
Mardi 12 mars
Marylène, qui a fini par décrocher son bac (dans ses cauchemars, elle tente de l'avoir depuis plus de trente ans...) a vu cette nuit un immeuble où nous étions installés s’écrouler par le vent, mais nous étions tous saufs…
Après le p’tit déj’, Paolo se pointe juste comme les sandwiches sont en phase finale de préparation. En voiture !.. Une vingtaine de kilomètres après El Chalten, un modeste restaurant El Pilar, situé au bord du torrent, nous offre la place où garer les 4 x 4.
Le sentier boueux, en partie inondé, est impraticable, et, derrière Paolo, nous devons marcher dans les roches, enjambant arbres morts et gros cailloux. Merci Monsieur Decathlon de vos confortables croquenots de randonnée dans lesquels je me sens en sécurité. Nous progressions jusqu’ici sous les arbres en suivant le torrent, mais il s’agit maintenant de le franchir sur des troncs d’arbres entassés et couchés par-dessus. Leur stabilité est suffisante pour des sportifs aguerris, mais moi pensant à mes prothèses, comme les chevaux, je renâcle… On a beau me dire « Viens… » je reste sourde ! Annette a beau cligner de l’objectif à mon intention, les autres crieraient bien « olé ! » s’ils l’osaient, je tiens bon… C’est François qui emporte la décision en m’annonçant que la TV est là…
Pas après pas, avec l’aide de deux copains tenant un bâton qui me sert de garde-corps, un troisième qui me tend la main, je franchis le Rubicon. « L’ai-je bien traversé ? » aurait demandé Cécile Sorel. La progression continue dans les éboulis et la caillasse, mais au gué suivant, je dis « non ! », laissant les courageux poursuivre seuls leur longue marche dans la montagne (6 heures prévues).
Edwar, le pôvre, a été désigné pour tenir le rôle de mamy-sitter ; s’il est contrarié, il n’en laisse rien paraître et garde le sourire. Nous revenons à pas mesurés par le même chemin en bavardant. Des lichens sur une roche dessinent un bouquet. Le passage du gué sur les troncs mal calés est moins difficile qu’à l’aller, et puisque je ne dois compter que sur la main d’Edwar et sur moi-même, j’y vais bravement.
Au « Pilar », je m’assois au bord du torrent pour guetter le Fitz Roy dans son écrin de nuages. Dans une trouée bleue, il dénude une épaule, mais me refuse son sommet. Il a été vaincu en 1952 par Lionel Terray, un Français que j’ai eu le grand bonheur de rencontrer vers 1950, après sa victoire de l’Annapurna avec Maurice Herzog. Il faisait une tournée de conférences pour trouver l’argent nécessaire à l’expédition qu’il projetait au Fitz Roy. Bien que de hauteur moyenne, cette muraille verticale de granit était réputée impossible à conquérir, et nul jusqu’ici n’y était parvenu. J’avais assisté à l’une des conférences « Connaissance du Monde » qu’il avait données à la salle Colbert, et, bien entendu, j’étais toute fiérote d’en parler autour de moi. Or, Lionel Terray dormait chez les parents de l’une de mes anciennes amies de classe qui m’a invitée à aller chez elle. J’avais 18 ans, et au cours de cette soirée, n’ai dû lui dire que des banalités, mais je l’ai beaucoup écouté… J’étais, comme le futur Fitz Roy, sous le charme de cet homme qui parlait avec tant de simplicité. Il est mort quelques années après, d’une chute dans le Vercors, et les journaux avaient titré : « Le Lion abattu ».
Edwar soulève les capots de ses chers 4 x 4, et observe les moteurs qu’il fait ronronner. Un homme jovial qui lui a parlé apprend par lui que je suis Française. Il s’illumine soudain et dit avec un fort accent espagnol « Mon grand-père est venu ici de France et je m’appelle Alberto Bilotte ». Berger basque venu de Bayonne au début du XXe siècle, le grand-père a eu une trentaine de descendants, dont certains, comme lui, parlent encore le français. Son épouse et les amis qui l’accompagnent ne connaissent que l’espagnol, mais leur sourire est chaleureux. Je suis invitée à poser avec eux pour une photo de groupe, dont Alberto me dit que j’en suis le personnage principal ; on se quitte après une embrassade générale.
Edwar propose de retourner au-delà d’El Chalten, sur la route d’El Calafate pour essayer de voir la star Fitz Roy sous un autre angle, mais nous attendrons en vain l’éclaircie qui aurait dévoilé son sommet. Comme quoi les jours se suivent… Hier, il s'offrait à nos regards avec tant de complaisance ! Un détour par le minuscule cabanon du Visitor ‘s Center, où on ne donne qu’une seule documentation par groupe… Vous connaissez les Français : je me suis plongée dans l’observation minutieuse des ossements exposés, j’ai étudié les cartes du massif, le gardien a fini par regarder ailleurs… j’ai ainsi pu rafler une pincée de doc pour les copains…
Il est 13.30 h et, après une petite trotte, nous voici, Edwar et moi, dans le décor d’une cascade dont nous ferons notre salle à manger. La nature a prévu des rochers plats pour s’assoir, mais les arbres sont en train de mourir par la faute de chenilles noires et velues qui mangent leurs feuilles et les asphyxient.
Retour à El Pilar, où les nuages couronnent maintenant le massif aux noms familiers : Guillaumet, St Exupéry (rappelez-vous « Courrier Sud ») Mermoz… Il y a aussi la Montagne Electrique, à deux sommets, l’un rouge, l’autre blanc de neige.
Edwar a encore beaucoup soigné et bichonné ses moteurs pendant que je confie à mon cahier mes états d’âme. Il a dans sa voiture un porte-bonheur : une plume de ñandou (rappelez-vous, ce sont ces petites autruches qui courent sur la piste en ébouriffant leurs plumes) à laquelle il tient comme à la prunelle de ses yeux, et qui reste habituellement fichée au revers de son pare-soleil. Dans les moments qu’il juge dangereux pour elle, il la planque quelque part où elle est à l’abri du regard des douaniers ou des policiers qui pourraient lui chercher des poux dans sa plume. Chacune de nous l’a eue en main, mais nous l’avons rendue à son légitime propriétaire, parce que sa rareté la rend d’autant plus précieuse.
Marylène arrive avec Edmundo. Trois heures pour monter, deux pour redescendre, elle en a eu assez. Les autres et Paolo vont revenir par un autre itinéraire (4 heures prévues). Nous rentrons au chalet où je n’ai pas le temps de prendre mon tour pour la douche que les autres arrivent déjà. Eux non plus n'ont pu revoir le sommet du Fitz Roy... Sauf Jean-Claude, les autres filent dare-dare à la micro-brewery où nous ne tardons pas à les rejoindre : une adorable maisonnette de bois abrite une brasserie artisanale dont la vedette est Lazaro, un cardinal du Nord qui a ses habitudes et vient taper au carreau lorsqu’il veut entrer. Manuela prétend mal parler l’anglais, mais quel serait son débit si elle le parlait couramment !!! Elle nous fait visiter l’arrière-salle où est brassée sa bière, en expliquant le processus de fabrication, simple selon elle… mais il faut tenir compte de la température ambiante et du temps de maturation suivant le degré désiré (et aussi de l’âge du capitaine ?) Un Livre d’Or recueille notre témoignage, et un panneau du mur est orné de billets de banque de diverses origines, où figure même notre nouvel €.
Le téléphone n'a pas trouvé nos correspondants : comme hier, ils sont absents, et nous rentrons déguster le bourguignon au filet de bœuf que nous ont mitonné nos guides. Paolo sera des nôtres. En attendant le dîner, il faut faire sécher les chaussettes épaisses et le linge qui a pris l’humidité au cours de cette journée. Des ficelles tendues artistiquement en feston autour du poêle à bois reçoivent même du papier toilette, et le chef aidé de Marylène agite au-dessus du couvercle de fonte les feuilles les moins atteintes qui pourront tout de même servir.
Nos randonneurs m’ont rapporté de la montagne un étrange cadeau de la nature : une sorte de ruban grisâtre, doux au toucher. Il s’agit de feuilles de linga qui, tombées à la surface d’une mare stagnante, se sont lentement décomposées, et la cellulose ainsi obtenue sèche au vent sur des buissons lorsque vient le beau temps… Un papier naturel, en quelque sorte !
Les copains ont décidé que c’était mon anniversaire, et ils ont un autre cadeau pour moi. Avec des mines de conspiratrice, Alice va chercher quelque chose qui, me dit-on, me sera très utile… Au vu du paquet, je devine tout ! c’est mieux qu’à Cuzco, car cette fois, il ont apporté un tibia (de quoi ?) trouvé en altitude et bien nettoyé par les charognards ou les condors, qui n’est peut-être pas vraiment à ma taille, mais que le Docteur Coisy devrait apprécier, et pour lequel il ne me comptera que la main d’œuvre, faisant ainsi faire l’économie d’une prothèse à la Sécurité Sociale. Cette photo est dans le dossier médical que mon chirurgien, qui a beaucoup d'humour, brandit à chaque consultation en demandant quand on se décide...
Hélas ! la "chose" est restée à El Chalten...
Mais il veut bien aller la chercher !
Et il me prendra comme guide, promis, juré !