19 Nagasaki
Lundi 12 octobre
Le téléphone grésille alors que je suis encore dans un profond sommeil. Un coup d’œil à la montre : 6.00 am. Je dis que je veux encore dormir, mais Joyce me persuade du contraire. Si je veux avoir une chance d’avoir mon voutcher à temps, il faut être à l’ouverture du bureau, après le petit déjeuner qu’elle va prendre au Lido bar et où elle monte sans m’attendre. Rendez-vous au Franz Hals Lounge, elle ne précise pas l’heure.
-- Hi ! Madame Blanche !
C’est Agus II, celui du Lido bar, qui a mémorisé mon prénom à la française : il ne dit pas Blintche comme la plupart des Américains que je n’ai pas encore tués… Joyce doit être déjà repartie, je ne la vois pas de ce côté du pont.
Un Canadien francophone et son épouse viennent prendre place en face de moi, et il sait immédiatement que je ne suis non Américaine et pas Québécoise. Il demande si je participerai au dîner francophone qu’il pense organiser. Claude est le voisin de cabine d’Anne-Marie et Sami, les autres Français. Bien sûr que je serai de la partie ! Je lui laisse au vol mon n° de cabine et file au bureau pour mon voutcher, mais c’est trop tôt, ce n’est pas encore ouvert. Faute de mieux, je vais tenter de rencontrer Ingrid, la responsable des excursions, avec laquelle j’ai déjeuné à Kyoto, qui me prépare un double à la main au moment même où Joyce arrive, brandissant au autre voutcher manuel. Soulagée, je la félicite de son « efficience » et je rejoins E. qui m’a réservé un siège dans son bus.
Le Muséum est plus qu’impressionnant : c’est un choc reçu en pleine face !
Des photos de Nagasaki avant, ville ordinaire qui n’aurait pas dû laisser son nom dans l’Histoire, si ce 9 août 1945, il n’y avait pas eu de nuages sur Kokura, la cible initialement prévue de la seconde bombe atomique, (celle-ci au plutonium…)
Après la bombe d’Hiroshima le 6 août, le commandement japonais ne donna aucune réponse, et continua farouchement les combats, en dépit du risque d’une deuxième bombe annoncée, encore plus terrible que la première.
Le premier objet exposé est une pendule déformée qui s’est arrêtée à 11.02 h ce jour-là. Une première bombe à l’uranium beaucoup moins puissante avait été lancée trois jours auparavant sur Hiroshima, pour contraindre les Japonais à capituler, après presque cinq ans de guerre féroce dans le Pacifique. Tout avait commencé à Pearl Harbor, à Hawaii, le 6 décembre 1941, quand des centaines de bombardiers avaient anéanti la flotte américaine, faisant des milliers de morts, tandis que l’Ambassadeur du Japon se présentait à la Maison Blanche, portant la déclaration de guerre alors que les porte-avions étaient déjà près d’Hawaii et les kamikazes prêts à décoller.
Nagasaki était un lieu où les chrétiens étaient nombreux, malgré le martyre de 26 crucifiés en 1587 qui fut suivi de 600 autres, ordonnés par le shogun qui avait banni le christianisme.
La salle suivante montre la façade reconstituée de la cathédrale catholique Notre Dame, à l’époque la plus grande d’Asie. Ils n’en reste aujourd’hui qu’un pilier, un fragment de portail debout, et les maisons ont été reconstruites tout autour. Lors d’une visite de l’ONU à New York il y a quelques années, j’ai gardé le souvenir du don que, comme les autres Etats participants, le Japon avait fait : des reliques du bombardement de Nagasaki : vaisselle brisée et collée, bouteilles et monnaies fondues, lambeaux de vêtements, et une statue grandeur nature de Ste Angèle, projetée à 500 m, était tombée face contre terre : elle a été irradiée sur le dos et la pierre a été délitée.
Des fragments de statues, de pierres arrachées à l’édifice soufflé reposent dans des vitrines. Mais le plus touchant, ce sont les ombres des corps fixés à jamais sur les murs par le flash gigantesque, du linge qui séchait, puis les humbles objets du quotidien, les tuiles déformées par la chaleur, les vêtements cuits, les bouteilles fondues, la vaisselle et les piles d’assiettes collées. Dans une vitrine à part, les os d’une main humaine ont été incrustés dans une masse de verre. Jusqu’à la fin de ma vie, c’est ce qui me restera de ce moment d’intense émotion. Beaucoup d’autres choses encore, des photos de brûlés, d’irradiés, de cataractes causées par l’éclair atomique… et le point zéro, où la déflagration de la bombe a creusé un gouffre qui n’a pas été comblé et dans lequel un mémorial a été édifié. La bombe a explosé à près de 600 m d’altitude, mais l’éclair et le souffle ont tout anéanti. Le Muséum est à proximité immédiate de ce que l’on appelle Ground Zero.
Sur une vaste esplanade une statue plutôt laide peinte en vert bronze montre un homme assis, la main droite élevée vers le ciel évoquant le danger nucléaire, l’autre étendue en signe de paix. Des quantités d’origami ont été déposés par des pèlerins, des statues de différents pays encadrent l’esplanade et une fontaine à jets d’eau occupe le centre de la partie opposée à la statue.
Ce lieu chargé de douleurs restera pour moi le moment fort de ce voyage.
Un court arrêt devant l’humble maison du Dr Takashi, ce médecin catholique qui a beaucoup œuvré pour la survie des irradiés et dont la photo figure au Muséum. Jean-Paul II est venu dans cette maison pour s’y recueillir.
Notre guide est née en août 1945, mais pas à Nagasaki, sa mère ayant eu la bonne idée de la mettre au monde chez ses parents dans une autre ville. Elle chante joliment le grand air de Madame Butterfly, l’opéra de Puccini, dont elle évoque l’insuccès initial à la Scala de Milan : c’est l’histoire de la toute jeune geisha Cio-San et du lieutenant de la marine américaine Pinkerton, qui se situe à Nagasaki au début du XXe siècle.
Retour au bateau, et la routine… 14 cartes écrites et timbrées pour 21 $US, les sacs de glaçons pour ma petite santé, puis formalités de sortie du territoire pour les douanes japonaises, et re-glaçons qu’Agus 1er m’apporte maintenant dans un seau à champagne.
Le coucher de soleil est bien pâle mais l’élégant pont suspendu est photogénique… Un concert d’adieu est donné par des jeunes lycéens de Nagasaki, et leurs pompoms girls. Sur le quai, ils nous font de grands signes d’au revoir, ce qu’affiche aussi la grande banderole déployée au-dessous des trois drapeaux américain, japonais et hollandais. Steeven nous hèle « Alors les gamines ? » et son épouse Cobé s’accoude à côté de moi pour profiter du spectacle que donnent les jeunes sur le quai. Je suis émue aux larmes de voir comme la vie a été la plus forte en ce lieu où l’horreur a été absolue.
Nous quittons le pont-promenade pour le Lounge où va se produire la pianiste classique japonaise Tomono Kawakura qui a une frappe d’une force étonnante. Parmi Chopin, Beethoven, Mozart, Litz, elle glisse des Variations qu’elle a composées à douze ans. Elle raconte qu’au cours d’un concours international à Tel Aviv, elle en a été complimentée par Isak Rabin, à la table duquel elle avait été conviée, et ils avaient convenu d’un dîner chez lui le lendemain… jour où il a été assassiné. Elle mérite la standing ovation qui l’acclame.
Nos voisins de table sont Ho et Giap de Pennsylvanie, que nous avons déjà eu le plaisir de rencontrer, et la conversation glisse sur le bouddhisme. Ho est très contente de savoir que je sais qui est Matthieu Ricard, même si je n’ai pas lu le livre qu’il a écrit avec son père Jean-François Revel Le Moine et le Philosophe que je m’engage à acheter et lire avant la fin de l’année. Elle cite Voltaire, Ronsard dont nous récitons ensemble l’ode à Marie, et cherche l’auteur du quatrain :
Si l’effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d’autrui
Epargne toi au moins le tourment de la haine
A défaut du pardon, laisse venir l’oubli…
Je chercherai et trouverai sûrement la réponse !
Nous sommes en route vers Pusan, en Corée du Sud.
Il ne s’agit pas d’un quatrain, mais du long poème Les Nuits d’Octobre d’Alfred de Musset…
J'aurais voulu mettre deux petites vidéos de cette journée... seulement, j'ai besoin du mode d'emploi ! Si quelqu'un pouvait me souffler la recette ? Merci !