Soleil noir sur Dallas
Soleil noir sur Dallas
Il y a bien trois ans, peut-être quatre, qu’Anna, la fille de ma vieille copine Joyce, m’a invitée à venir à Dallas assister à l’éclipse totale de soleil qui se produira le 8 avril 2024 ‘’juste au-dessus de sa maison’’avait-elle précisé. Ceux qui me connaissent savent que, la question à peine posée, ma réponse était déjà ‘’Yesssss‘’.
Peu de choses, hormis mon décès, m’auraient empêchée de tenir ma parole. Même si des éclipses totales, j’en ai vu quelques-unes au cours de ma longue vie, celles de mon enfance ne m’ont laissé qu’un souvenir vague : mais depuis vingt cinq ans, j’ai été gâtée… 1999 - C’était en Guadeloupe avec un ciel parfaitement dégagé, et nous étions en bordure de mer à Ste Rose. Avec nous s’était invitée Georgia, une de mes ‘’hôtes’’ de l’état de Washington, venue chez nous quelques années auparavant avec Fred son mari décédé depuis. M’ayant dit qu’elle venait spécialement en Guadeloupe en croisière pour assister à l’éclipse, je lui avais écrit que ce serait bien qu’on se voie (dans mon esprit, nous l’aurions attendue à son bateau, passé la journée avec elle et nous l’aurions ramenée au cruiser avant le départ) mais elle avait pris cela pour une invitation… et elle avait annulé sa croisière…
Mises devant le fait accompli, Hélène et moi fîmes bonne figure et tout aurait pu bien se passer si elle avait accepté que les piqûres à ses jambes étaient le fait de petits moustiques hargneux et non de puces. Car elle n’en démordait pas. Ce ne pouvait être que des puces ! Elle s’est mis Hélène à dos dès le premier soir. Le jour de l’éclipse, Hélène ne souhaitait pas partager ces instants avec elle et la famille partit de son côté. Quant à nous, notre choix nous arrêta à Ste Rose dans un champ où quelques vaches à bosse paissaient. A mesure que l’obscurité augmentait, elles semblaient désemparées et se sont regroupées sous un bouquet d’arbres.
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Je suis arrivée le jeudi précédent et malgré l’heure tardive, Anna m’attendait à l’aéroport de Dallas-FortWorth situé entre les deux villes. Juste un arrêt pour me faire voir l’école où elle enseigne et nous voilà à la maison où tout le monde est couché. J’ai apporté quatre boîtes de chocolats fins de France et un bocal de foie gras qui est resté bien en vue, mais oublié sur un meuble. Il n’a pas été ouvert pendant le temps de mon séjour.
Ce n’est que le matin suivant que je retrouve Joyce. Quatre ans que nous nous sommes quittées et l’outrage du temps a fait ses ravages pour l’une et l’autre. Néanmoins, ma surprise est grande de voir se déplacer en déambulateur la marcheuse impénitente qu’elle fut. Nous sommes émues autant l’une que l’autre. Commence alors le déroulement de nos souvenirs communs, mais il m’est difficile de la comprendre : elle articule moins et mes oreilles appareillées renâclent à traduire…
Je n’avais gardé qu’un souvenir vague de la grande maison, mais je revois la même cuisine, bien que modernisée. La chambre qui m’a été attribuée est-elle celle qu’Allison teenager (adolescente) avait voulue dorée ? Allison s’est récemment mariée à Keaton.
Dans ce quartier de Murphy, qui, comme Garland où vivait Joyce, fait partie de la périphérie du grand Dallas, les maisons sont bâties en briques de plusieurs couleurs, alors qu’à quelques miles de là, où vivait sa sœur Scottie, elles étaient constituées de panneaux fixés sur une structure en bois de charpente, et prévues pour durer 30 ans pas plus. Mais elles avaient de la gueule. Du ‘’m’as-tu vu’’ mais confortable.
Les repas durent toute la journée, mais personne n’est à table. D’ailleurs, il n’y a pas de table dans la maison : seul un guéridon rond permet de poser les ordinateurs. Chacun mange son sandwiche quelle que soit l’heure et revient au salon pour déguster…
Cependant, les Américains de la midddle-class (les seuls que je connaisse) sont d’une incroyable générosité. Le chaleureux accueil dont je bénéficie leur est naturel et après un jour d’acclimatation, je vais aussi me servir au frigo…
Le joue J, munis de nos lunettes spéciales, nous voici dans le jardin observant la lente occultation du soleil qui se fait manger par la lune. Pendant moins d’une minute, une fine frange plus claire couronne le disque noir et alentour, nous sommes plongés dans une nuit d’encre. Je savoure ce qui sera la dernière éclipse de ma vie… Même si quelques nuages ont troublé le spectacle, l’essentiel ne nous a pas échappé. Je ne suis pas venue pour rien !
Je n’ose dire à Emerald qu’elle prend peut-être des risques en continuant à fixer avec ses lunettes de cartons le soleil maintenant revenu.
Voilà… le but de mon voyage est atteint, et la météo nous a été favorable.
Il reste à souhaiter deux anniversaires : Allison aura 27 ans le 8 et Joyce 91 ans le 10, ce qui nous permettra d’avoir le même âge pendant quarante jours, après lesquels je m’envolerai vers ma quatre-vingt-treizième année. Nous avons toutes deux présente à l’esprit l’idée que nous nous voyons pour la dernière fois. Néanmoins, l’occasion était trop belle pour qu’on ne la tente pas…
Chris viendra demain après-midi me conduire à Dallas-Fort-Worth Airport pour être sûr que je ne m’attarde pas plus longtemps (lol).
Comme toujours, je suis aussi heureuse de rentrer que de partir.il va bien falloir que je garde à l’esprit que j’ai dépassé l’âge de parcourir le monde par mes propres moyens.