En AVril on AVance
A l'heure allemande
Que peut donc être en train de faire cette jeune femme, assise à son bureau, peinte par Carl Larsson ?
Le savez-vous ?
Je le sais parce que je la connais.
Je sais même que ça devrait commencer par :
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ».
Et se terminer sur
« Et qu’il bruit avec un murmure charmant, le premier « oui » qui sort de lèvres bien-aimées. »
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue…
J’avais huit ans, je descendais la rue Crébillon avec Maman et une amie de celle-ci, quand nous l’avons vu sur le trottoir d’en face monter seul pour gagner la place Graslin vers le théâtre de l’Opéra. L’air martial, coiffé d’une haute casquette d’officier, ses bottes brillaient comme des miroirs. Il était le premier soldat allemand que je voyais ! ‘’Ne le regarde pas, il pourrait nous tuer’’ dit Maman.
Nous étions ‘’occupés’’ depuis quelques jours, mais dans notre quartier retiré de la ville, aucun ‘’ennemi’’ ne s’était montré, et c’est l’esprit tranquille que nous avions pris le tramway pour aller dans le centre acheter des vêtements pour remplacer ceux dans lesquels je n’entrais plus que difficilement.
Le seul fait marquant de notre vie quotidienne (hormis la fermeture des écoles) était que nous avions dû avancer montres et horloges d’une heure afin de nous aligner sur l’heure d’été de Berlin, ce qui nous faisait vivre avec deux heures d’avance sur le soleil, qui lui, se moquait bien de savoir qui avait gagné la guerre !
Il faut se souvenir qu’en France, nous vivions autrefois à l’heure solaire l’hiver, et nous avancions les horloges d’une heure en été (celle qui est devenue notre heure d’hiver aujourd’hui).
Avant cela, chacun voyait midi à sa porte et le clocher du villagese calait sur le soleil pour sonner l’angélus à ‘’l’heure vraie’’. C’est le chemin de fer qui a permis que l’heure soit la même en France, les heures locales n’étant pas compatibles avec les horaires de trains. Ce n’est que plus tard, quand l’hiver fut venu, que les Français réalisèrent à quel point il était difficile pour les enfants de se lever à la nuit et être à l’école primaire à 7 h du matin alors que l’horloge de la cour marquait 9 h quand sonnait la cloche… Plus encore pour nous qui habitions à l’Ouest du pays…
Si, comme il est à craindre, l’heure actuelle d’été soit choisie définitivement pour être appliquée toute l’année, je souhaite de bonnes et courtes nuits aux minots de la maternelle qu’on tirera du dodo bien avant l’heure du laitier. Je pense aussi aux Brestois qui devront vivre au même rythme que les Allemands de la frontière tchécoslovaque…
Vous l’avez compris, je hais l’heure allemande qu’on nous a imposée et que nous avions jetée aux orties dès que la botte nazie avait tourné ses talons !
§
Jeanne avait retrouvé au grenier le journal que sa grand-mère avait écrit durant sa jeunesse et le lisait avec avidité…
Gérald s’était approché sans qu’elle ne l’entendit et il posa ses lèvres dans son cou juste sous la longue tresse. Cachant son trouble, elle lui posa négligemment la question :
‘’As-tu pensé à avancer ta montre ?’’. Fermant les yeux, elle attendit.
Et qu’il bruit avec un murmure charmant, le premier ‘’oui’’ qui sort de lèvres bien-aimées.