Le dos au mur
Le dos au mur
Que lui était-il arrivé ? Pour la première fois de sa vie, Aaron doutait… Sans s’expliquer pourquoi, il avait brusquement quitté son atelier de San Diego, foncé à tombeau ouvert au volant de sa puissante Thunderbird sur la route côtière du Pacifique jusqu’à San Francisco. Prenant des risques insensés, il avait tenté le diable ou peut-être voulu forcer le destin pour voir si son existence avait encore assez de goût pour qu’il accepte de la savourer encore un peu…
Il avait longuement erré sur les quais du Fisherman’s Wharf de Frisco, le cœur au bord des lèvres d’avoir trop fumé et, à bout de forces, avait fini par s’adosser à ce mur après avoir relevé le col de son caban.
La foule des touristes qui déambulaient et le bruit métallique des cable cars tintinnabulants lui étaient insupportables. Les phoques étendus sur les radeaux du port aboyaient pour jouer aux vedettes mais leurs cris déchiraient douloureusement les oreilles d’Aaron dont le regard avait fini par s’éteindre.
Depuis la nuit précédente, il doutait de lui, de son talent. Jusqu’alors, sans se poser de questions, il avait vécu confortablement de sa peinture, mais il avait brusquement réalisé qu’à force de facilité, il avait atteint un seuil qu’il refusait de franchir : n’était-il devenu qu’un peintre mondain dont les amateurs n’achetaient ses toiles qu’en fonction de leur cote et non plus parce qu’ils en étaient tombés amoureux ? Un peintureur dont les œuvres ne seraient même plus accrochées aux murs des clients qui les rangeraient en attendant que les prix montent pour s’en défaire ?
La nuit allait tomber et Aaron frissonna : le brouillard glacial du Pacifique entrait dans la baie qu’il allait bientôt recouvrir de son épaisseur ouatée.
Il respira profondément, fit les quelques pas qui le séparaient du Pier 39 et lui tournant le dos, fila jusqu’au Baker Street Bistro, bien décidé à se saouler la gueule jusqu’à l’oubli…
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Le San Francisco Daily News du lendemain fit juste une brève allusion concernant l’hospitalisation pour coma éthylique du célèbre peintre Aaron Westerberg, qui ne devrait garder aucune séquelle, selon le Professeur Jonhson.