Scène à trois personnages
Histoire vraie de l'oncle oublié
Quatre enfants ? Vous n’étiez pas trois, mais quatre enfants dans la famille ?
Oui… il y a eu le petit Jobig qui me faisait danser les soirs de fest noz au bourg
Ton jeune frère Jobig ? Tu dis que ton jeune frère Jobig te faisait danser ?
Mmmmoui… mais c’était il y a longtemps et il est mort loin d’ici… Parlons d’autre chose… Oui, parlons plutôt des vivants…
Tante Julienne… Qui est ce jeune frère dont personne ne nous a jamais parlé ? J’ai toujours cru que nos grands-parents avaient eu trois filles et pas de garçon. Ne détourne pas la conversation… Maintenant, tu es la dernière et tu dois tout nous dire. Est-il mort à la guerre ? A-t-il été résistant… ou collaborateur ?
Noooooon…
Alors, pourquoi ce silence ? Maman qui aimait nous raconter son enfance et ses souvenirs avec toi et Tante Louise, n’a jamais fait la moindre allusion à un frère. Tu es la seule à pouvoir nous en parler maintenant… QUI était-il donc, et qu’a-t-il fait pour que vous l’ayez rayé de votre vie ?
C’est une histoire douloureuse que, pour avoir moins mal, et sans doute aussi par honte, nos parents ont préféré ne plus jamais évoquer ce fils indigne, leur benjamin qui, en quelques jours, leur avait apporté le déshonneur.
Pourquoi en parler ? C’est mieux si vous oubliez que j’ai fait cette erreur de vous dire que nous étions quatre enfants. Vraiment, croyez-moi, oubliez Jobig…
Ah mais non ! S’il le faut, j’irai en parler aux vieux Yann et il nous dira bien ce que tu veux nous cacher.
Puisqu’il le faut, voilà donc l’histoire de Jobig : il avait marié la belle Madeleine de Kerann, la ferme d’à-côté, et puis ils étaient partis à Paris travailler pour gagner plus de sous et faire bâtir une maison sur les hauts du bourg. Mais la Madeleine était volage et un soir, Jobig a étranglé sa femme infidèle. Puis il est parti se noyer dans la Seine, mais la police l’a sauvé. Il a tout avoué et on l’a conduit en prison de la Santé… Il s’est pendu dans sa cellule avant d’avoir été jugé. Même Ouest-France a écrit que Jobig avait tué sa femme… Vous vous rendez-compte ? Toute la Bretagne avait pu lire le journal et savoir qu’il y avait un meurtrier dans notre famille Vous comprenez pourquoi on a préféré l’oublier ? Personne bien sûr n’avait oublié Jobig mais nos parents refusaient de prononcer son nom et tout le monde ici a fait pareil : Jobig était mort deux fois.
§
J’ai retrouvé l’article paru dans Ouest-France qui relate le sauvetage de Jobig après le meurtre, puis on m'a envoyé la copie de certaines des lettres qu’il a écrites dans sa prison, mais j’ai surtout le témoignage des nièces de Jobig qui n’ont appris son existence que quarante ans après son suicide.
Il aurait été défendu par Me Henri Torrès, devenu plus tard un ténor du barreau.