Feu rouge
Feu rouge
Eugène Cadic était heureux : assis dans son jardin, il savourait l’idée qu’il allait faire de cet espace orienté plein Sud un petit paradis. Jusqu’alors, il n’y cultivait que les légumes indispensables à la famille qu’il était si heureux d’apporter à sa mariée, comme il aimait à dire. Il y avait assez de place pour y planter des rosiers, des dahlias, des hortensias, et même une glycine tout près de la maison, et que Marguerite (tiens ! des marguerites aussi…) pourrait voir depuis les fenêtres sans avoir à sortir.
C’était le premier jour de sa retraite et il avait été touché des adieux de la brigade qui, la veille, avait en son honneur organisé un pot d’adieu et lui avait offert une pipe en cadeau de départ.
Quarante ans déjà qu’il était entré dans la police nantaise comme on entre en religion : le grade de brigadier lui avait été attribué par le Ministère de l’Intérieur ces tous derniers jours et sa retraite s’en trouverait ainsi améliorée. Car Eugène n’avait jamais pu franchir ce cap au cours de sa carrière : l’école n’était pas vraiment son fort et il avait quitté son village sans avoir obtenu le certificat d’études qui aurait couronné sa scolarité.
Cependant, depuis son enfance, il avait un rêve : devenir policier, être du bon côté, défendre le droit et protéger les faibles… et aussi porter un uniforme qui lui donnerait du prestige.
Lorsqu’il avait posé sa candidature au siège de la police nantaise situé près de la Préfecture, il avait su convaincre que, bien que n’ayant pas le « certif », il avait néanmoins toutes les qualités pour être admis dans le cénacle.
Et ça avait marché !
Toute sa vie, il avait donc réglé la circulation aux principaux carrefours de la cité des Ducs de Bretagne sans avoir franchi le grade supérieur. Mais il n’était pas amer… Son bâton blanc donnait aux automobiles, aux voitures à chevaux comme aux cyclistes la permission de traverser au moment où lui, Eugène Cadic, le décidait. Il était sérieux, précis, sachant parfois anticiper pour faciliter le flux qui, au fil des ans, devenait plus dense. Il lui était parfois arrivé d’éprouver un sentiment de puissance lorsqu’il stoppait un énorme camion pour laisser passer un groupe d’écoliers chahuteurs, ou des « anciens » au pas lent.
Et puis, l’heure de la retraite avait sonné.
Et il était heureux de partir, car le maire avait décidé que la ville allait désormais être dotée d’une modernité qu’il avait déjà vue dans les rues de Paris, mais qui lui aurait ôté ses prérogatives s’il avait dû prolonger son service encore quelques années.
Des feux rouges !