Un petit tour à la campagne Il semblait si fier
Un petit tour à la campagne
Il semblait si fier l’oncle Joseph, quand nous avons fait irruption dans la cour de Kerviguennou, dont les terres bretonnes arrivaient jusqu’à la rivière Ellé…
Nous étions en 1956 et, la veille, il avait pris possession de son premier tracteur. Ce n’était pas le Massey-Ferguson rouge de ses rêves, ses moyens ne lui permettaient pas d’envisager un seul instant une dépense aussi importante. A cette époque, on n’empruntait pas aux banques, tout se passait en famille et l’oncle Joseph savait bien que les frères et les cousins désavoueraient une dépense qui leur paraissait excessive et ne desserreraient pas les cordons de leur bourse. Tous fermiers, est-il besoin de le préciser, leurs champs n’avaient pas une surface suffisamment importante qui aurait pu justifier l’emploi d’un engin mécanique : les chevaux attelés étaient faits pour ces tâches… et coûtaient tellement moins cher !
La merveille bleue était un Lanz, une marque allemande… et, même onze ans après la fin des hostilités, ce détail défrisait l’oncle Joseph qui avait été quatre ans prisonnier dans une ferme en Bavière, où il n’avait pas été si malheureux, mais qu’il s’obstinait à appeler Bochie. Acheter « boche » n’était pas dans ses intentions, mais le prix était dans ses moyens ; il avait cependant encore hésité quelques semaines encore, même si son choix était fait.
Mais voyez comme les choses sont bien faites ! Juste avant de commander son tracteur Lanz à contrecœur, la firme allemande avait été rachetée par des Américains… L’honneur était sauf et c’est gonflé d’orgueil qu’il nous fit faire un tour dans le champ derrière la longère du corps de ferme, ne voulant à aucun prix céder le volant à mon jeune mari qui aurait donné son âme au diable pour conduire un tel engin, qui avait coûté plus de deux millions ! Pour notre Simca Aronde Deluxe, moins chère que le modèle Elysée, nous avions dû débourser 630.000 francs : j’ai encore la facture.
Le tracteur a survécu à l’oncle Joseph, car c’est au volant de sa Citroën traction avant (sa Citron comme il aimait à dire) qu’il s’est tué un jour de verglas…