Ma poupée
Ma poupée n'a jamais eu de nom...
La première fois qu'on me l'a mise entre les mains, je devais avoir un peu plus de quatre ans. Mon papa m'avait expliqué qu'elle avait appartenu à ma demi-soeur Blanche, morte à seize ans bien des années avant ma naissance, et sur la tombe de laquelle j'allais chaque dimanche ou presque.
Ma poupée était blonde, mais au fil des ans, ses cheveux naturels avaient viré au beige filasse depuis le temps de sa jeunesse, et était vêtue d'une robe de coton à petites fleurs roses; jupon et culotte de fine baptiste étaient bordés de dentelle, mais ce qui avait fait ma conquête, c'était le corset "rose fanée" dont, tout comme moi elle était sanglée. Car les petites filles de ce temps étaient "maintenues" par des corsets de coutil rose, sur lesquels on boutonnait leurs culottes Petit-Bateau !
J'ai grandi avec ma poupée sans jamais l'avoir fait tomber, sa tête de porcelaine n'y aurait pas résisté ! Elle m'a suivie où que j'aille, et au cours du grand déménagement de 1940 qui nous a fait quitter ma Bretagne natale, j'ai dû garder ma poupée dans les bras...
Vinrent les bombardements, mais notre maison, la famille et ma poupée en sortirent indemnes. Comment un soir, ai-je pu l'oublier au jardin ? Il y eut un orage qui détrempa son corps de carton bouilli, et Maman, qui n'était pas une sentimentale, jeta le tout aux ordures... mais garda cependant la tête de porcelaine, qui est restée des années dans une boîte de chaussures...
L'année de mes vingt ans, il y avait encore à Nantes une "clinique des poupées", où je suis allée demander le prix d'un corps, mais mon tout petit salaire ne me laissait pas la possiblilité d'envisager une réparation. Bien plus tard, lorsque mes moyens devinrent moins serrés, la clinique des poupées avait disparu. Brocanteurs ou antiquaires auxquels je m'adressai alors étaient surtout intéressés pour m'acheter la tête, même si, précisaient-ils, elle était "bouche ouverte" (évidemment beaucoup moins cotée qu'une "bouche fermée" !). J'ai tenu bon et gardé la tête, tristement enfermée dans sa boîte.
Un musée de la poupée s'était ouvert à Nantes, mais je n'arrivais pas à avoir les coordonnées de la restauratrice, même si on était prêt à m'acheter la tête. Un jour cependant, une jeune femme me glissa dans la main une adresse... Une bonne fée regarda à la loupe l'état de la tête (absolument intacte malgré ses cent ans) et accepta de la faire revivre. Elle me conseilla des cheveux châtains moins fades que les blonds selon elle, et me donna rendez-vous le mois suivant. Entre temps, j'avais confectionné chemise, jupon et culotte en baptiste, peint en rose doux un métrage de pongé de soie, et cousu une robe à l'ancienne. Quelle émotion j'ai eu en allant la chercher ! J'avais si peur de la casser dans la rue en faisant une chute.
Nous nous étions retrouvées...
Une amie m'a offert une petite chaise où l'asseoir, une autre un chapeau de paille. Et voilà ma poupée telle qu'elle m'accueille chaque jour dans ma chambre.
Ma poupée qui n'a jamais eu de nom...